Le Salon des Privilèges
Au départ, il y a cette table durant le repas : On le sait, dans la famille nucléaire, les chaises sont des places et l'ombre de l'individu•e à qui appartient cette chaise/place plane alors qu'iel est partie depuis longtemps vaquer à ses occupations.
L'altérité, je l'ai connu à la télévision.
Je suis un enfant de paysans, héritier* de plusieurs générations de paysans dont les terres aveyronnaises et les cheptels se transmettent de génération en génération. 
Dans mon village, il n'y avait pas de Noir•es, pas d'Arabes, mais des gens du voyages, qui étaient des "voleurs" dont il fallait se méfier. 
Mon père regardait les infos à la télé après chaque repas, c'est lui qui se levait, et qui allumait le téléviseur pour regarder en silence sur son fauteuil attitré, alors que le reste de la famille était sur le grand canapé. Personne ne disait rien : on regardait le monde dans la boîte, et personne ne se sentait concerné•es. Parfois seulement, j'entendais "tu vois ma fille, t'as de la chance d'être née en France !"
Ma famille était à l'abris de toute guerre, de toute catastrophe, de tout problème social ou politique : on était des gens normaux, des travailleurs sans histoire, sans voisins, sans ami•es, sans fêtes, sans conflit. C'était notre héritage. 
Seule la famille comptait, sa tradition, sa religion chrétienne, et son image. Il fallait qu'on soit les meilleur•es.
Nous sommes assis•es à nos tables de privilèges : Nous mangeons en silence, nous partageons un moment, nous nous reposons. Notre seul souhait est que rien ni personne ne vienne gâcher ce moment. Il faut que la nourriture soit bonne, il faut que la compagnie soit agréable.
L'intrusion d'un conflit, l'ombre d'un conflit, ne sera pas toléré.
C’est pour cela que dans mon esprit une politique féministe queer est une politique de la tablée : les tables offrent des appuis aux rassemblements, et nous avons besoin d’être appuyées dès lors que nous vivons nos vies avec ce que les autres, à partir de leur expérience, perçoivent comme de l’entêtement ou de l’obstination.
Sarah Ahmed, les rabat-joie féministes
Lae rabat-joie

Pendant les premiers jours de séminaire, la question de savoir qu'est-ce que l'altérité, comment la définir, c'est posée aux pauses café.

Est-ce une mise en relation spontanée ? Est-ce deux personnes, singulières, qui actes de leurs différences aussi simplement qu'en se disant bonjour ? 

Est-ce le malaise autour d'une table sur laquelle dînent les privilégié•es, à l'intrusion, est-ce un sentiment, une émotion qui nous traverse ? Est-ce la peur, la rancoeur, l'incompréhension, la colère, le dégoût ?

Est-ce le sensoriel ? Est-ce ce regard qui soudainement ne peut plus s'empêcher de voir l'Autre, est-ce la trahison de notre oreille qui ne peut faire semblant de ne pas écouter, malgré les tentatives de faire comme s'il n'y avait rien de présent, rien de palpable, rien d'audible, de lisible ? 

Est-ce l'expérience de la marge, l'expérience du conflit, l'expérience des tentatives à créer du commun, à apprendre de l'Autre, l'expérience de l'accueil après un long voyage?


Si les privilégié•es admettaient leur position de pouvoir face à l'altérité, s'iels s'excusaient de leur ségrégation autour de la table, s'iels admettaient l'entre-soi, alors la faille, le gouffre serait admis, visible, et l'honnêteté, l'humanisme voudrait qu'on y construise des ponts : l'hégémonie blanche occidentale deviendrait alors monstrueuse. 
Décoloniser les religions.

Décoloniser l'Islam, l'ennemi intérieur français.
Décoloniser les églises catholiques blanches. 

Décoloniser le tourisme (est-ce possible ?) religieux.

L'été 2020, durant les premiers épisodes de confinement en France, des publicités ont émergées dans les métros parisiens : il s'agissait d'une application de méditation qui s'appelait "Petit Bambou" : une expérience unique, qui vous accompagne au quotidien pour vous apprendre la méditation, et la joie de vivre, tant qu'on y est. 

Sur le site de Petit Bambou (je ne veux pas revenir sur ce nom, mais il reflète l'intégralité de la démarche), aucune historicité à la pratique de méditation n'est donnée, aucun ancrage culturel, aucun élément de rencontres n'est disponible. Deux entrepreneurs français ont simplement eu une bonne idée : universaliser la pratique pour la rendre accessible aux occidentaux. Le bonus : ouvrir ses shakras rend plus performant•e au travail. Du bonheur en perspective. 


Le privilégié est innocent. C'est là l'étendue de son pouvoir naturalisé.
C’est peut-être ça, le début de la figure de la rabat joie : on a la conscience de la situation, on a la charge, le poids de la charge, toute sa responsabilité née d’une impossibilité d’empathie qui nous place à la figure de l’Autre. Et en ayant le fardeau de la charge, on constate simplement l’incapacité de la personne en face, l’hégémonique ignorante : dès lors, on a le choix de l’instruire, de l’éduquer, et donc de revendiquer un savoir fissurant les rapports de pouvoir et on s’installe en rabat-joie, ou on capitule.

On détruit l'innocence de l'enfant-roi. Il pique une crise. 
Les rabats joie sont toutes les personnes représentant l’altérité - les dissidents- vis-à-vis du groupe assis autour de la table et qui s’y invite. Elle peut demander une chaise, ou peut simplement toiser les gens qui mangent. Elle peut être déjà sur une chaise, mais pester sur les marches à l’entrée.
Désagréable : s’indigne de l’établi, provoque l’établi, altère le réel hégémonique, vrai-ifie son existence. Elle est venue, on la voit, elle fait du sens : de par la vue, de par l'ouïe, elle provoque l’arrivée du sens, c’est elle même qui active les sens des invité•es attablé•es. C’est de par elle qu’on ne peut détourner le regard, et elle représente la charge.

Privation de la joie (coalition du bonheur) alors que la joie DEVRAIT ETRE. Le bonheur DEVRAIT ETRE :c'est notre destin, nous sommes né•es pour ça, nous nous sommes battu•es pour ça. Notre tranquillité établie. Notre aspiration, notre dur labeur, notre mérite.

Intrusion d’un•e Autre dans la communauté. Une obstruction au vide qu’est le bonheur-entente.
Je suis un•e rabat-joie. 
Qu'est-ce que ça me coûte ?

Suis-je visible ? Suis-je éloquent•e ? 
Mes paroles le sont-elles ? 
Mon corps l'est-il ? 

Qu'est-ce que ça me coûte ?
Gael Faye, compositeur, musicien et écrivain franco-rwandais.
Avec Melissa Laveaux, autrice compositrice et musicienne franco-canadienne.
Sur un texte de Christiane Taubira
Terri Lyne Carrington : Trapped in the American Dream. 
Terri Lyne Carrington est une batteuse, compositrice et productrice Jazz, et enseignante à Berklee College of Music à Boston.
Elle a sorti l'album Waiting Game avec son groupe Social Science qui fait écho au mouvement Black Lives Matter.