Salon des Musiques
Je suis ethnomusicologue. 
Dans mon parcours universitaire à Paris VIII, j'ai étudié différentes musiques appartenant à des "aires culturelles" : Afrique, Asie, Amérique du Sud. Ce à quoi faisait référence ces aires culturelles n'était pas très précis. Des pratiques pouvant être assimilées, des instruments utilisés, des rythmes, la place du chant, le contexte social de la musique...

On y apprenait l'ancrage/encrage socio-politique de la musique.
Moi, je voulais étudier le punk et le mouvement Riot Grrrls par la méthodologie ethnomusicologique. Je la trouvais adaptée malgré l'occidentalité de mon objet. 

Etait-ce pourtant bien un terrain d'études pouvant être apparenté à de l'ethnomusicologie ? 

"Oui" me répondit-on. Car l'ethnomusicologie, c'est l'étude de la musique de l'Autre. 
De mes savoirs musicologiques et musicaux, de ma pratique musicale en lien avec l'altérité, en ressortira toujours la question de l'appropriation culturelle.
Qu'est-ce que j'ai le droit de jouer ? 
Qu'est-ce que j'ai le droit d'enseigner ?
Qu'est-ce que j'ai le droit de vendre, ce qui va me profiter économiquement ?
Est-ce que je dénature une oeuvre ? 

Finalement, est-ce que je prends possession de ces savoirs, de cette pratique et de cet art comme on a pris possession des terres colonisées ?
C'est le Québec qui m'a appris le concept d' appropriation culturelle. 
En dehors de mes cours à l'université, je travaille dans une boutique de partitions musicales. Parfois, des blanc•hes me demandent si j'ai des partitions de musiques asiatiques ou africaines traditionnelles. Je leur répond souvent que non (l'industrie de la partition n'est de toute façon pas intéressée à publier de tels ouvrages) et que ce sont généralement des transmissions orales de savoirs qui permettent l'héritage artistique et musicale dans ces cultures, que ça serait aller à l'encontre de la culture concernée que de le traduire en partitions occidentales. 

Je les vois partir frustré•es ou vexées. 
Je me rappelle cette prof qui était spécialiste de l'aire asiatique. 
Elle nous racontait que chaque année, elle repartait en Asie pour continuer d'apprendre l'instrument qu'elle avait choisi pour étudier la musique d'un village. 

Elle traduisait son expérience sensible de transmission par la pratique en partitions, lisibles pour les occidentaux. 

Le papier venait s'immiscer dans la pratique culturelle de ce peuple. Il venait les dépouiller de leur savoir pour le rendre "universel" : lisibles aux blancs qui ne peuvent pas s'empêcher de vouloir tout savoir, tout traduire, pour leur plaisir de consommation. Ou leur conversation mondaine.
Sona Jobarteh est une compositrice et musicienne gambienne et anglaise reconnue comme première instrumentiste professionnelle de Kora.
Muthoni Ndonga est une compositrice rappeuse, percussionniste et productrice kényane.
Durant l'écriture de mon premier mémoire portant sur les femmes et minorités de genre musiciennes dans l'industrie musicale, la question de l'appropriation culturelle a été abordée de façon violente : des organisatrices d'une soirée musicale en non-mixité féministe ont évincé une musicienne blanche lorsqu'elle a joué un morceau a sonorités arabes. Elles l'ont sorti de scène violemment, on appelé au call-out et l'on jetée dehors.

Une amie m'a témoigné de sa difficulté en tant que Dj à continuer sa pratique artistique depuis qu'elle réfléchi à l'appropriation culturelle. Elle me signifie qu'elle envisage depuis plusieurs années à arrêter de jouer car la spécificité même du dj est de s'approprier des musiques pour les mixer et les diffuser. 

La pratique artistique et notamment musicale occidentale est façonnée par la culture afro-américaine : c'est la rabat-joie de nos pratiques. Il ne s'agit pas que du contenu de nos oeuvres, du rendu sonore, de l'audible. Il s'agit de nos influences, ce qui a façonné nos oreilles et qui nous inspire. 

On ne sait pas comment être acteur•ice d'une décolonisation musicale. On y répond par la colère, ou l'on se détourne du sujet. La rencontre est impensable. 
Désobéissance épistémique

"L’anthropologie doit être décolonisée parce qu’elle doit prendre conscience pour mieux se départir – aux plans épistémiques, conceptuels, pédagogiques, méthodologiques et axés sur la pratique – de ses relents coloniaux et de ses pratiques impérialistes."
"Cette capacité à penser son expérience comme le point de
référence, l’évidence et la marque de l’universel est un avantage qui est pris comme allant de soi, ce qui renvoie à ce que Horia Kebabza (2006) définit comme un « privilège non-discrétionnaire », c’est-à-dire un avantage que l’on possède sans avoir à le décider, qui nous est octroyé de fait, par notre seule appartenance au groupe dominant."
Marie Meudec, Pour une anthropologie décoloniale au servce de la justice sociale (2017)